Pour moi, ma grand-mère s'appelait Babcia (grand-mère en polonais). Elle habitait loin de la région parisienne, dans le Midi avec ma tante Irène. Lorsque j'étais petite, nous allions la voir de temps en temps. Dans mon souvenir d'enfant, c'était environ une année sur deux et on n'y restait pas plus de deux jours. Mes parents s'y rendaient pour acheter "des bestiaux" au marché d'Albi, comme ils disaient, et ramenaient une grand quantité de poussins, canetons, oisons, lapins... Nous repartions souvent avec plus d'une vingtaine d'animaux. Je me souviens qu'elle était gentille et que sur le fauteuil de la salle à manger m'attendaient toujours un pull tricoté et un paquet de bonbons.
Chez elle, on avait le temps d'aller nourrir "les bêtes" (les poules, les pigeons, les lapins...) et d'aller arroser le grand potager mais ce n'était pas pour nous faire plaisir, c'est parce que c'était l'heure de les nourrir et d'arroser. Il y avait aussi quelques bandes dessinées. Elle parlait parfaitement français avec un accent du sud chantant. Elle m'a appris à faire du tricotin et je tricotinais un long serpent multicolore de plus d'un mètre avec des chutes de laines, sans savoir quoi en faire. Chez elle, je prenais mon bain dans une grande bassine en zinc au milieu de la cuisine car il n'y avait pas de salle de bain et je dormais dans un lit dont le couvre-lit était tricoté et crocheté à la main de toutes les couleurs.
Voilà presque la totalité de mes souvenirs de ma grand-mère. Peu après mes dix ans, sans que je ne sache vraiment pourquoi, nous avons espacé les visites pour ne plus aller chez elle du tout. Mais à l'occasion de la nouvelle année, il fallait lui téléphoner. C'était le rituel du "coup de téléphone annuel" pendant lequel je ne savais pas quoi lui raconter et dans lequel elle me rappelait inlassablement qu'il fallait bien travailler à l'école, sa voix au haut parleur et toute la famille qui surveillait la conversation. Elle continuait aussi à m'envoyer chaque année une carte d'anniversaire comme depuis mon premier anniversaire et je l'attendais avec impatience. Et je ne l'ai plus jamais revue depuis...
Devenue adulte, j'ai parfois voulu aller la voir mais j'ai été découragée dans mes envies par mes parents :"personne ne t'invite" "tu n'as rien à y faire" "tu ne seras pas la bienvenue" et autres allusions à sa relation fusionnelle avec sa plus jeune fille Irène au détriment de ses petits-enfants... Je ne nourris pas de regret de ne pas l'avoir revue mais je pense que dans mon coeur, j'ai porté et porterai toujours la place vacante d'une grand-mère bienveillante. J'ai toujours regardé avec envie les personnes proches de leurs grands-parents. Ce n'est pas une visite qui me manque mais des années complètes dans la petite enfance. Je me suis toujours convaincu qu'elle aurait été cette grand-mère aimante pour moi si elle avait habité à côté de chez moi et que je l'avais vue régulièrement. L'absence de lien me laisse une grande tristesse, accrue lorsque Géraldine, une de mes cousines absente à l'enterrement, a fait lire un texte criant d'une relation vraie et intense avec sa grand-mère, avec ma grand-mère. Il me reste aujourd'hui 18 cartes d'anniversaire que j'ai toujours conservées précieusement et qui ont toujours déménagé avec moi...
Ce 12 juillet 2015, ma grand-mère est partie à l'âge de 87 ans, me rappelant comme je l'aimais et comme j'imaginais et j'imagine encore en elle, une grand-mère aimante.
Lu en dernier hommage lors de l'enterrement, le 17 juillet 2015 :
Anna,
Tu nais à Brzezno, en Pologne, le 8 janvier 1928. Pour aller te baptiser quelques jours plus tard, tes parents, Joseph et Françoise Pilarski (née Osmielak), t’enveloppent dans un édredon en plume tellement il fait froid.
Ton père vient en France en 1930 et tu le rejoins avec ta mère à l’âge de 3 ans en 1931. Une petite sœur, Irenka (Irène), agrandit la petite famille en 1932 et partage ces jours heureux avec toi. Joseph travaille à la mine de charbon de Cagnac-les-Mines. Tu te souviens encore de l’arrivée de l’électricité à la maison alors qu’il n’y avait que les lampes à pétrole.
La première épreuve est déjà là. En 1935, ta maman perd la vie. L’enfance est finie. Ton père fonde une nouvelle famille avec Cécilka (Cécile), que tu appelleras toujours ta marâtre. Un petit frère, Alphonse, nait en 1937.
A 14 ans, tes parents t’imposent de quitter l’école pour aller gagner ta vie alors que tu aimes tant étudier. La seconde guerre mondiale a débuté. Pour nourrir sa famille, Joseph prend une petite exploitation en métayage à Sainte Croix et travaille les 7 hectares en plus de sa journée à la Mine. Tu l’épaules de ton mieux, labourant avec le cheval, trayant les vaches et liant les gerbes de blé lors des battages. Tu pars courageusement en vélo chercher des sacs de pommes de terre jusqu’en Aveyron pour améliorer l’ordinaire. De Sainte Croix, tu entends les bombardements et tu vois le ciel rouge au-dessus d’Albi en aout 1945.
La guerre est finie et tu rencontres, lors du mariage d’une amie, un jeune homme, Stéfan Pilewski, qui vient d’intégrer la Mine de Cagnac après avoir passé un an dans le maquis. Il a belle allure et vous vous plaisez.
Le 8 juin 1946, c’est le mariage à Cagnac-les-Mines. 3 jours de fêtes à la cité de la Tour pour un vrai mariage polonais. La Mine vous fournit une table et deux bancs pour votre installation ! Avec la paye de la première quinzaine, tu achèteras, à crédit, un seau, des casseroles et de la vaisselle….
Le 15 janvier 1949, Heniek (Henri) voit le jour à la cité des Homps (tu as 21 ans). Il n’y a pas encore l’eau courante dans les logements.
Le 10 décembre 1950, Helcia (Hélène) agrandit la famille. Puis le 12 mai 1953, c’est au tour de Jerzyk (Georges).
Ta sœur Irenka a pu poursuivre des études chez les sœurs à Valence. Elle veut devenir institutrice. Elle adore les enfants et vient souvent t’aider à t’occuper de tes chers petits. Vous êtes complices et tu es heureuse de la voir se fiancer avec un jeune Français, Yvon Jourde.
Le second drame bouleverse ta vie le 30 aout 1956. Irenka, partie faire une colonie de vacances à Sète pendant que son fiancé est appelé pour l’Algérie, se noie en voulant porter secours à des fillettes. Tu seras anéantie par cette nouvelle épreuve.
Le 19 mars 1958, le petit Janek (Jean) voit le jour. Vous obtenez un logement plus grand mais il faut quitter la cité des Homps pour la cité de Milhars.
Le temps passe, vous travaillez très dur pour élever cette petite famille. Le 19 avril 1966 arrive encore une fille, (17 ans après ton premier enfant). Pour la première fois, tu accouches à la maternité de l’hôpital d’Albi. Tu lui donnes le prénom de ta chère sœur disparue, Irenka (Irène). Plus tard, tu l’appelleras ta « canne de vieillesse » en la présentant à tes amies.
Les aînés quittent le nid et commencent à travailler alors que les plus jeunes sont encore à l’école.
Stéfan prend sa retraite bien méritée après 33 ans comme mineur de fond en 1972. Il complète sa pension en vendant la production de terrains agricoles qu’il cultive. Les 3 aînés ont démarré leur vie professionnelle et personnelle. Ils fondent à leur tour chacun une famille : Sylvain, Géraldine, Stéphanie, Nathalie, Catherine, Alexandra, Benjamin voient ainsi le jour entre 1975 et 1984.
Vous allez pouvoir souffler un peu, prendre un peu de bon temps au Club de l’Amitié.
Mais le destin en décide autrement : le 2 février 1987, Stéfan est brutalement emporté par un AVC à 64 ans.
Il faut tenir le coup. Malgré l’immense chagrin, tu poursuis ta mission de mère avec une telle volonté.
En 1995, tu quittes Milhars pour Puech Fau, toujours à Cagnac et tu viens habiter avec Irène. Un peu plus de confort, plus de cuisinière à allumer tous les jours pour se chauffer…
En 2004, Sophie et Ambre viennent compléter la liste des petits enfants. Victor sera le dixième en 2006.
Des arrières-petits-enfants sont nés entre temps : Lucile, Alexandre, Kylian, Mathis, Victoria, Pierre, Paul, Louis, Ludmila, Nils, Edgar, Joséphine, Clothilde, Léon. Tu t’y perds mais tu es toujours heureuse d’apprendre l’arrivée d’un enfant.
En 2009, un nouvel événement : tu quittes Cagnac, où tu as toujours vécu, pour suivre à Tanus ta plus jeune fille. Les premiers signes de la maladie d’Alzheimer apparaissent. Tu ne peux plus rester seule.
Mais tu ne restes pas inactive. Le jardin, les poules, la préparation de la soupe si importante. Tes petits enfants te stimulent pour retarder l’avancée de cette terrible maladie. Tu aimes tellement contempler le spectacle du feu qui brûle dans le poêle qui chauffe cette nouvelle maison.
Le 8 janvier 2015, tu fêtes tes 87 ans. Plus que 13 ans pour arriver à cent ans comme tu dis !
Mais la vie ne te fait pas de cadeau une fois de plus : en février, on diagnostique un cancer de la machoire.
Jusqu’au bout tu te battras, disant toujours merci à tous ceux qui te soigneront.
Mais ce 12 juillet 2015, tu jettes l’éponge. Tu es fatiguée. Il faut dormir maintenant, après tout ce travail et toutes ces épreuves.
Tu nous abandonnes mais nous savons que tu ne souffres plus.
Merci, maman courage, à qui nous devons tant.