Depuis sa dernière hospitalisation et sa décision de ne plus suivre de traitements, la santé de Diedouchka se dégrade vite.
En quelques jours, ses jambes ne répondent plus. Le voilà donc maintenant paralysé, allité tout le temps. C'est extrêment difficile physiquement mais aussi moralement pour lui. Les journées sont longues, allongé dans un lit.
Nous avons déclenché une hospitalisation à domicile et le paysage de la chambre à coucher a très rapidement changé : sont arrivés le lit médicalisé, la chaise percée, le matelas anti-escarres, les poches à médicaments, le porte-perfusion, la tablette, des boites entières de pansements gigantesques et de matériels divers... Diedouchka a fait le choix de rester chez lui. Il ne veut surtout pas aller dans un hôpital, il ne veut surtout pas d'une fin anonyme dans un lieu inconnu.
Mais si on fait abstraction du matériel et des jambes qui ne fonctionnent plus, la douleur est pour l'instant bien gérée, heureusement. Tata Nat vient régulièrement lui rendre visite. Je télétravaille plusieurs fois par jour depuis Elancourt mais en réalité, je passe beaucoup de temps avec lui sur son projet de rédaction de ses mémoires qu'il sait qu'il ne terminera jamais. J'écris sous sa dictée. Je sais qu'il compte sur moi pour avancer le plus possible de son vivant et après sa mort car de nombreuses pages ne sont encore rédigées qu'au brouillon. Nous regardons des vieilles photos de son enfance aussi et je note les détails dans des fichiers. Je sais qu'il regrette de ne pas avoir plus de temps. Mais archiver les photos et coucher ses mémoires, n'est-ce pas le travail d'une vie entière ? Lorsque le temps presse autant, n'est-il pas déjà trop tard ? Qu'importe, si cela permet d'alléger sa sollitude et d'égayer ses derniers mois de vie.
Nous avons pris l'habitude Jean-François et moi de venir tous les soirs une fois les enfants couchés pour le porter et lui permettre d'aller sur la chaise percée. Cela me fait parfois plusieurs aller-retours dans la journée. Mais il attend nos visites avec impatience. Ils nous dit que nous éloignons les ténèbres lorsque nous arrivons, qu'il n'a plus mal et effectivement, il nous accueille toujours chaleureusement, nous parle beaucoup de son enfance, nous raconte des anecdotes et le plaisir de l'échange est partagé. Rien à voir avec sa froideur et son mépris habituels vis-à-vis de nous. Il faut croire qu'en situation de faiblesse, le bon finit toujours par remonter.
Je chéris ces moments car ils ne dureront pas. Comme je chéris cette soirée de Saint Valentin où il m'a envoyé un message bien tardif, à 20 heures me demandant d'acheter une plante ou quelque chose pour Babouchka. Il ne lui a jamais rien offert de sa vie mais il savait que c'était sa dernière chance de le faire cette année. J'ai pu trouver une petite plante en pot mais je n'ai pas réussi à trouver un dessert vue l'heure tardive. J'avais acheté pour Jean-François et moi un adorable petit entremet en forme de coeur, espérant peut-être avoir un mini-moment à partager ensemble. Nous avons donc apporté ce soir-là lors de notre visite habituelle, la petite plante et notre dessert qu'il a pu offrir à Babouchka. Quelle émotion ce fut !
Les mercredis et les week-ends, j'emmène avec moi une partie des enfants, à tour de rôle.
Quant à ce qui se passe dans notre propre foyer, nous ne le savons plus. Jean-François et moi sommes débordés par ce nouveau quotidien. Je ne sais plus ce qui se passe ni au travail, ni à l'école, si les devoirs sont faits ou non, rien dans le frigo ne semble cohérent et plus personne ne prépare à manger. Le navire craque un peu à la maison mais il semble tenir bon. Tous les soirs, nous laissons les grands coucher les petits et ranger la maison car nous rentrons souvent vers minuit. Il m'arrive souvent de me dire que nous n'allons pas trouver la force de mener ce quotidien longtemps mais ce que je ne sais pas encore, c'est que la mort gagne rapidement du terrain... au point que d'ici très peu de temps, ces moments me sembleront bien paisibles face à ce qui m'attend.
Et pendant ce temps-là, sur la loggia à la maison, mes orchidées achetées pour les baptêmes de Victoria, Pierre, Paul et Louis ont décidé de fleurir. Voilà 5 ans que je les garde en me demandant si je ne devrais pas plutôt jeter ces misérables feuilles qui semblent mortes. Il leur aura fallu 5 ans pour refleurir et je ne peux pas m'empêcher de me dire que c'est quand même un drôle de signe de voir la vie ainsi renaître alors qu'elle s'efface doucement ailleurs au même moment.